Nicolas Dhervillers, Crossfade détail, 2021. © Nicolas Dhervillers / Courtesy Dilecta.

« Il arrive que la photo ne fonctionne pas comme un objet et se donne immédiatement comme une image. » 

Jean Paul Sartre1

Au départ, il y a la brouille : des images embrumées que la lumière amène à révéler ou faire taire, de la photographie venant autant pénétrer que résister au dessin, celle aussi d’un artiste féru de théâtre et de cinéma pour qui le non-choix disciplinaire fait légion. Cet état d’indécision originel porte en son sein la dispute baudelairienne craignant la mise à mort du beau face à la reproductibilité photographique jugée triviale. Dans le Salon de 1859, le poète et critique dénigre amèrement cet art de l’imitation, uniquement capable d’offrir le vrai. C’est au creux même de ce XIXème siècle, se disputant le bon goût autant que son affranchissement, que Nicolas Dhervillers trouve à faire dialoguer les acteurs de la querelle en convoquant, sur une même surface, la peinture romantique américaine connue sous le nom d’Hudson River School et son antimodèle, le médium photographique. Si les sceptiques de l’époque voyaient ces clichés comme de simples documents contrefaisant la réalité, rien ne pouvait empêcher la magie ressentie par le regardeur ; l’« émanation » dont parle Jean-Paul Sartre un siècle plus tard, entre l’original et l’image. Cette descente enchanteresse opérée dans l’image s’active grâce au spectateur et sa « conscience imageante ».  

Avec la série des « Crossfade », Nicolas Dhervillers oblige le spectateur à devenir ce participant à la construction de l’image en faisant appel à sa mémoire. Tout comme les paysagistes américains donnaient à voir une nature idyllique, passée au filtre d’une intention sacrée, les « Crossfade » s’épaississent au prisme des références de celui qui leur fait face : Le Lorrain, Turner, entre autres. Force est de constater que les références à la peinture nous accaparent de prime abord et mettent en tension l’objet photographique, imperceptible mais bien présent. Ce mariage du « pinceau et de la lentille2 », ainsi appelé par le pop artiste Richard Hamilton, mène Nicolas Dhervillers à produire des images hybrides où l’autorité du réel est mise à mal par le jeu de la métamorphose. L’impression photographique d’un cliché américain emprunté – tout ou en partie, le détail agrandi, décentré, étiré jusqu’aux bords, chamboulant les échelles – sur le fond vaporeux met en friction tout à la fois les différents régimes scopiques et les conventions jusqu’à la création d’une nouvelle essence. Les bords des images, libres de l’encadrement, laissent entrapercevoir l’empâtement du pastel, comme une cuticule photographique accueillant ou englobant ses strates historiques. Ce pied de nez à la supposée platitude du médium matérialise l’image en découvrant gracilement les coulisses du théâtre des illusions. Si le métissage tend parfois vers l’abstraction, la clarté du détail photographique, si menu soit-il, empêche l’épuisement des images ; l’œil toujours s’accroche et traverse les strates référentielles. Jouant des potentialités techniques et polysémiques du médium photographique et s’adonnant à l’invention de protocoles de création, Nicolas Dhervillers réengage le principe de sérialité dans un temps long où seul, peut-être, le tarissement de la banque d’images primaire pourrait y mettre fin.

Nicolas Dhervillers, Crossfade, 2022. © Nicolas Dhervillers / Courtesy Dilecta.

L’étirement des formes est poussé à son paroxysme dans la série « Remake » flirtant alors avec l’abstraction. Les clichés photographiques du XIXème siècle sont repoussés du cadre, le pastel demeure. Hors-champ, le catalogue photographique de l’artiste est un souvenir en partage mais qui, jamais, ne vient imprimer matériellement la toile. À nous d’y déployer nos mémoires et connaissances, esthétiques ou physiques. Suivant les traces des poètes romantiques, Hamish Fulton, revenant de ces marches variées, partageait la maxime : No Walk, No Work [Pas de marche, pas d’œuvre]. De la même manière, les « Remake », telles des traces de l’expérience, œuvres d’atmosphère, nécessitent de plonger aux plus profonds de nos impressions, celles de la déambulation, de la brume voire des peurs ressenties face à l’immensité d’un paysage sans fin ; celles encore, si nous levons le nez, d’un ciel chargé, des nébulosités malicieuses ou d’une plongée céleste. Seules les marbrures, parfois plus foncées ou plus appuyées, attachent notre regard et nous raccompagnent, par vrombissements, aux formes illusionnistes de l’art. 

« Avez-vous remarqué combien, au fond de toute émotion poétique, nous trouvons, si nous savons chercher avec sincérité, une réalité concrète et profonde ? La couleur et le parfum de la rose, le chant ou le plumage des oiseaux, ne sont-ils, comme le croient les esprits courts, que fictions ou illusions de poètes ? Bien au contraire, ce sont des faits nets, scientifiques . » 3

Interroge, en 1897, le géographe Franz Schrader se remémorant les étagements montagneux qu’il découvre un à un devant lui. Nul besoin de sillonner extensivement la terre ; Nicolas Dhervillers l’affirme, ces paysages, il les connait, acte de synchronie des vécus et des savoirs. Car parcourir en portant attention à la nature qui nous environne convie dans un même ensemble, tout comme sur la toile, les grands espaces américains, les pics rocheux, les plaines du grand nord, l’histoire des conquêtes et la nostalgie native. Les séries « Crossfade » et « Remake », s’affranchissant de l’évidence pour mieux la transfigurer forment ainsi un orchestre de rêveries clair-obscur.  

Nicolas Dhervillers, Crossfade, 2022. © Nicolas Dhervillers / Courtesy Dilecta.

1. Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1940 (réed. Coll. Folio, 2005).

2. Richard Hamilton, Collected Words. 1953-1982, Londres,Thames & Hudson, 1982, p. 65.

3. Franz Schrader, À quoi la tient la beauté des montagnes : conférence faite le 25 novembre 1897, à Paris, Paris, Isolato, 2009

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