L’exposition « Paradis artificiels » met en dialogue, de façon inédite, les peintures de Mathilde Lestiboudois et les dessins et sculptures d’Ellande Jaureguiberry, invitant à plonger dans des espaces fantasmés, propices au déploiement de sentiments contradictoires. Nous sommes convié•es à traverser métaphoriquement des zones incertaines, oscillant entre la scène de théâtre et l’autel votif, entre le bâtit et son ornement. D’une même délicatesse dans le geste qui les a façonnées ; d’une volonté identique de précision tout en accordant une importance aux qualités de la matière ; les œuvres de ces deux artistes activent une danse du regard, tantôt happé par les effets de profondeur et les détails, tantôt glissant sur les surfaces lisses ou poudreuses qui recouvrent le support. Elles nous logent dans un inconfort, un doute productif par lequel l’imaginaire comme la mémoire s’éveillent. Par-là, le familier ricoche sur l’inconnu, le réel s’entremêle avec la fiction.

Ellande Jaureguiberry, Les Fruits de la terre 2 & 10, 2021-2022.
Crayons de couleur sur papier, 17 × 30 cm. 
© Ellande Jaureguiberry. Photo : Romain Darnaud. Courtesy de l’artiste et Dilecta 

Mathilde Lestiboudois compose des architectures épurées et minimales dont on ne saurait dire si elles se construisent ou si elles s’effacent. Quelques arcades ou pans de murs dessinent un cadre pour des objets le plus souvent drapés. Au centre de scènes épurées surgissent alternativement trois fauteuils couverts de linceuls et dont on ne distingue qu’un ou deux pieds, une chaise en bois, une fontaine dont le bassin est rempli d’une eau transparente, des rideaux frémissant sous le souffle d’une légère brise. Ces quelques éléments issus du mobilier domestique, à la fois cachés et révélés, suggèrent une présence tout autant qu’ils désignent une absence. Car si nulle figure humaine n’intervient dans ces décors mutiques, ces quelques artefacts, par leur essence fonctionnelle, en conservent indéniablement la trace. Les plis des tissus, le mouvement qui, parfois, s’y engouffre, l’eau, potentiel réservoir de mémoire et sujette aux vibrations ondulatoires de sa surface, renforcent le sentiment qu’une action pourrait à tout moment briser l’illusoire quiétude des lieux. 

Les œuvres d’Ellande Jaureguiberry affirment une esthétique plus baroque. La série de dessins « Les Fruits de la terre », à travers des encadrements tracés évoquant tant la fenêtre que la serrure et aiguisant notre voyeurisme, expose des fragments de corps – tétons, nombrils ou plastrons – ornés de bijoux informes faits de morceaux d’argile malaxés du bout des doigts, de fruits ou de végétaux. Mêlant motifs géométriques et organiques, ils répondent à la pratique sculpturale de l’artiste. Réalisés à partir de bas-reliefs constitués de planches de bois ou de carton plume, de photographies personnelles et de chutes de terre chamottée, les dessins laissent ainsi le processus d’assemblage clairement visible, reproduisant avec précision les ombres soulignant les volumes et les découpes. Si le caractère artificiel de ces agglomérats de références est assumé, il ne saurait en être l’unique moteur. En effet, ils résultent tout autant qu’ils transfigurent la pratique domestique de la collection par laquelle des souvenirs s’accumulent sur la commode, conservant la trace de moments de vie. Des céramiques, présentées en parallèle, dévoilent des formes ambivalentes, familières et abstraites. Bien qu’agissant comme des sculptures, elles acquièrent une fonction en présentant des fruits frais. Elles s’offrent tels d’étranges objets vernaculaires – des vases, des présentoirs, voire des ex-voto dont les vœux restent tus. Les œuvres du plasticien peuvent alors s’envisager sous le joug de la nature morte, figeant silencieusement l’image encore désirable de ce qui bientôt ne sera plus. 

Mathilde Lestiboudois, Rideaux en mouvement et bassin, 2023. Huile sur toile, 200 × 160 cm. 
© Mathilde Lestiboudois. Courtesy de l’artiste et Dilecta 

En décembre 1966, Michel Foucault donne deux conférences radiophoniques sur France Culture nommées « Le corps utopique » et « Les hétérotopies », proposant une réflexion ouverte sur notre manière de percevoir le monde depuis des lieux à la fois « réels et hors de tous les lieux1 ». Les œuvres ici exposées répondent singulièrement à ces deux discours désignant des zones liminaires, interstitielles. Les lignes d’horizon et fragments d’architectures de Mathilde Lestiboudois comme les encadrements ornementaux d’Ellande Jaureguiberry définissent des seuils. Si ces derniers plantent le décor, une indétermination quant à la localité précise des scènes demeure. Les objets isolés peints par Mathilde Lestiboudois évoluent ainsi dans des espaces à la fois intérieurs et extérieurs. La palette froide qu’elle emploie, réveillée çà et là de roses et d’orangers, les baigne dans une ambiance atemporelle, diurne et nocturne. Les teintes douces privilégiées par Ellande Jaureguiberry, contrastées de lumières franches et artificielles, appellent une même incertitude. L’illusionnisme des représentations et de leur profondeur est également mis en doute. Les fonds en dégradé des huiles sur toile comme le grain des pans colorés des dessins renvoient le regard à des effets de surface. Les œuvres des deux artistes juxtaposent ainsi « en un lieu réel plusieurs espaces qui, normalement, devraient être incompatibles2 ». Elles nous incitent à nous projeter à travers ce feuilletage « hétérotopique » afin d’y déployer de multiples narrations possibles. Fascinantes, peut-être angoissantes, les scènes figurées réinvestissent le réel par le biais de l’imaginaire. Dans l’écho de la prose baudelairienne, il s’agirait alors d’envisager que [peut-être] « la vraie réalité n’est que dans les rêves 3 ». 

Thomas Fort, historien de l'art



1. Michel Foucault, Le Corps utopique, Les Hétérotopies [1966], Nouvelles Éditions Lignes, 2009, p. 25.

2. Ibid., p. 29. 

3. Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, opium et haschisch / par Charles Baudelaire, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1860, n.p.



Informations pratiques: 
 « Paradis artificiels»  
duo show de Ellande Jaureguiberry et Mathilde Lestiboudois
 11 mai au 10 juin 2023