« J’aime que les histoires soient simples, qu’elles ne demandent pas trop d’efforts à la personne qui les lit ou les regarde, afin que n’importe qui puisse accéder sans pour autant y croire complètement, car là n’est pas le but recherché. Nous nous trouvons très souvent confrontés à l’invraisemblable, tant la réalité parfois dépasse la fiction, alors je construis des histoires entre vraisemblance et invraisemblance. Je joue sur l’ambigüité. La notion de réalité est là, sous l’apparence d’un décor ou d’une allusion à un fait historique, mais ce ne sont que des appâts pour mener vers autre chose. La suite est à inventer. En somme, je fais des vrais faux… »

Martine Aballéa

Profitons de la présentation d’œuvres de Martine Aballéa cet été à Razès pour nous remettre en mémoire les différents rendez-vous entre l’artiste et le Frac-Artothèque ces dernières années. Ces étapes ont abouti à la constitution d’un ensemble d’œuvres tout à fait remarquable pour cette artiste majeure qui développe depuis 45 ans une œuvre singulière, héritière de l’art narratif des années 1970, et pionnière dans sa façon d’articuler passé et futur, de mettre en scène des faux-semblants pour s’approcher de la réalité par la fiction.

Née en 1950 à New York, Martine Aballéa se destine tout d’abord à une carrière de physicienne. Au cours de ses études, elle se sent beaucoup plus attirée par les mystères de l’alchimie et par la nature ludique des théories faussement scientifiques. Elle choisit donc la fiction, beaucoup plus à même, selon elle, d’exprimer la complexité du monde. Arrivée à Paris en 1973, elle commence, à partir de 1976, à élaborer une œuvre faite de photographies, d’objets de toute sorte – cartes, boîtes de conserve, flacons, menus, gaufrettes à messages – mis en scène dans des installations, de livres d’artistes, de projets d’affiches, de feuilletons sonores et de placards publicitaires...  

 

Les trois photographies retouchées datées de 1988, acquises l’année suivante auprès de la mythique galerie Urbi & Orbi (Paris), sont particulièrement représentatives de la première période de l’artiste. Sur des tirages d’images de paysages en noir et blanc de beau format, l’artiste colorise différentes zones avec des pigments à l’huile (1). La photographie ainsi ravivée sert de support à un texte de type publicitaire dont la typographie et la composition évoquent une affiche, ou la couverture agrandie d’un livre. La superposition du texte sur l’image contribue à nous faire accéder à un espace imaginaire entre passé et futur, entre mémoire et projection. Ainsi, le décor du « Pays des Fleurs Flambantes » devient une affiche aussi attirante qu’inquiétante. Celui de « Cœur du Futur » semble en mutation et fait écho à la brève histoire imprimée sur l’image. L’ambiance de « Croisière sombre » est vaporeuse et légèrement inquiétante, elle aussi.

Durant l’hiver 1996-1997, le Frac présenta une exposition personnelle de Martine Aballéa à Limoges, où ces œuvres furent présentées ainsi que de nouvelles séries basées sur des principes similaires. « Ames Mutilées », « Curiosité Flétrie » et « Convulsion des Envies », réalisées en 1995, affirment le goût de l’artiste pour la typographie gothique et pour les teintes métallisées. Dans la même exposition, le « Jardin fantôme » fut également présenté : une simple grille de jardin en forme d’enclos, légendée d’une plaque émaillée - un texte imprimé où on lit les mots vapeur, vent et parfums, qui évoquent des notions sensorielles complémentaires de la vision - ainsi qu’un service à thé de 27 pièces, « Garden Party ». L’exposition donna lieu à l’édition d’un catalogue conséquent.
 

En 1998, l’artiste imagina un « Magasin Fantôme » pour le centre d’art Le Parvis situé dans un supermarché à Pau, et l’année suivante, en 1999, pour son exposition personnelle au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, elle joua sur le désir d’accueillir le visiteur dans un simulacre d’hôtel où tout (depuis la réception jusqu’aux chambres, en passant par le bar-restaurant, semblait vrai et faux à la fois). « Hôtel passager » eut un succès considérable à l’époque, une véritable consécration pour l’artiste, et le musée transformé en hôtel fut le lieu de péripéties incroyables et d’anecdotes tout à fait inhabituelles pour l’institution. Les photographies numérisées de petit format proviennent du décor des chambres, tels des souvenirs intimes de l’exposition. Chaque photo précise d’ailleurs le numéro de la chambre où elle se trouvait dans son titre, 9, 36, 54… Chacune des chambres était peinte d’aplats de couleur vive bordés de plinthes et de bordures contrastées. Le mobilier réduit à l’essentiel, lit deux places et lampes de chevet, tables et chaises, et pas de télévision. Seuls une photographie numérisée et un miroir tenaient lieu de décoration murale. Ces images de paysages montrent des rivages à marée basse, des bords de mer désolés, et les couleurs pourpres et verdâtres les rendent encore plus tristes.

Chaque image devient un souvenir actif en couleurs, ressurgi des limbes en noir et blanc de notre mémoire. Durant l’hiver 2015-2016, un bel ensemble d’œuvres de Martine Aballéa fut présenté au sein des collections du Musée d’Art et d’Archéologie de Guéret. L’artiste, invitée à commenter ses œuvres sous l’œil de la caméra pour un portrait filmé, fut également sollicitée pour désigner deux œuvres anciennes dans les collections du musée. Elle choisit « Les paysagistes » (1861) d’Eugène Desjobert, où des peintres et dessinateurs de paysage sont montrés au cœur du paysage, en train de travailler, et « Un coin d’atelier » (1908) de Blanche Polonceau, où l’on aperçoit la sculptrice Blanche Moria au travail parmi ses œuvres en cours. Ce qui montre le goût affirmé de l’artiste pour un art immersif, qui peut s’insérer, sous forme de multiples, dans les interstices de la vie.

Des livres, catalogues, cartes postales et diverses éditions ayant jalonné le parcours de Martine Aballéa sont présentés dans une vitrine, au cœur de l’exposition.

Yannick Miloux
Directeur Artistique du Frac-Artothèque Nouvelle Aquitaine

COLLECTION EN MOUVEMENT

Martine ABALLÉA

Exposition du 28 juin au 17 septembre 2022
 
Mairie de Razès
1 Square Edgar Cruveilher 87640 Razès

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