Audrey Matt-Aubert, Nocturnes, 2021. © Audrey Matt-Aubert / Courtesy galerie Isabelle Gounod & Dilecta. Photo : Nicolas Brasseur.

« La pièce était d’un calme presque effrayant, aucun bruit ne nous parvenait. Les constellations au plafond, le tapis pelucheux, la Vénus en bronze, les lampes noircies par la fumée, tout ce qui était là retenait son souffle pour ne pas nous déranger. La vieille femme quitta l’objet des yeux, eut une toux grasse, fit claquer son dentier. C’était le signal qu’elle allait commencer. Je serrai plus fort le stylo entre mes doigts. » 

Yôko Ogawa1

« Traverser les silences » regroupe des artistes d’horizons et de parcours variés dans le souhait d’embrasser librement une diversité de pratiques liées à la peinture figurative actuelle. Les oeuvres présentées, dont certaines créées spécifiquement pour l’occasion, enjoignent à réfléchir à l’aspect ineffable du médium pictural. Il s’agit de parcourir l’ écorce des tableaux, cette couche fine de matière conservant les traces des gestes opérés dans le silence de l’atelier. Mais au-delà d’explorer leur matérialité, nous sommes également invité•es à nous imprégner des images qu’ils rendent visibles. Celles-ci, par essence mutiques, cherchent à inspirer un trouble séducteur favorable à l’écriture de nombreux récits. 

L’exposition prend pour point de départ le roman Le Musée du silence de Yôko Ogawa. Dans ce dernier, un muséographe est invité par une vieille femme à réaliser un musée dans la grange de sa propriété, située en périphérie d’un village japonais. Lorsque l’homme parcourt la demeure, il ne comprend pas ce qu’il doit exposer, car rien dans les pièces au décor passéiste ne l’interpelle. Mais une fois dans la cave, il découvre une somme d’objets hétéroclites récoltés au gré de la mort des habitants de la bourgade. Cette collection va d’un sécateur rouillé à la dépouille d’un chien, en passant par des pièces de vaisselle ou un coffret de tubes de peinture vides. Elle fait oeuvre de mémoire collective tout en témoignant, en creux, de celle de la vieille dame qui a passé sa vie à subtiliser ces objets. La propriétaire conte à son hôte la manière dont elle les a prélevés. Elle explique cet inexorable désir qui l’a animé, alimenté par les dates symboliques d’un almanach qu’elle suit scrupuleusement. Parallèlement à l’archivage et aux préparatifs du musée, on perçoit un danger latent comme si le monde allait basculer, mais hors champ. Le roman porte une réflexion sur l’écriture de l’Histoire, qui au-delà des grands récits, se joue aussi dans le sillage silencieux de la disparition des êtres, et des objets banals qu’ils laissent derrière eux. 

David Kowalski, Entropie oder die Lokalität der Zeit, 2021. © David Kowalski / Courtesy Dilecta. Photo : Nicolas Brasseur.

Sans en être l’illustration, l’exposition s’inscrit dans l’écho de cet ouvrage. Les toiles présentées, investissant une diversité de genres et de supports, distillent des images qui ne sauraient être dites mais qui se révèlent à leur surface afin d’aiguiser la curiosité de notre regard. Figures isolées, objets solitaires, morceaux de corps ou de ciels étoilés se révèlent dans l’ombre d’heures indécises, d’ instants de latences extraits de la course effrénée du quotidien. Bien que le nocturne semble l’emporter, la nuit qui transparait « n’est pas une nuit, tout en n’étant pas jour »2, pour reprendre la prose d’Etel Adnan. Les tonalités vertes et bleutées qui dominent, réveillées à d’autres endroits par des couleurs éclatantes et acides, renforcent cette sensation d’incertitude comme si l’ensemble « retenait son souffle ». 

Une partie des oeuvres réunies mettent en scène un espace intime que l’on appréhende avec une certaine distance. Un rideau tiré dont les plis luisent de manière métallique, des motifs qui se répètent dans l’écho des décors des Wiener Werkstätte, une fenêtre éblouie par l’éclat d’un feu d’artifice lointain, une armoire ouverte sur un empilement de draps. Certaines des peintures sélectionnées façonnent une architecture domestique dont on ne perçoit que les seuils, murs recouverts de papier peint, cages d’escaliers, portes fermées. Ces interstices et ces recoins convoquent des sensations familières. Chacun apparait comme l’amorce d’un récit mémoriel inexorablement teinté d’oubli. Les cadrages serrés jouant du hors champ, comme les zones d’ombres qui flottent à certains endroits laissent la place à l’imaginaire de celui ou celle qui regarde et encouragent la traversée. On découvre alors, au-delà de cette demeure rêvée, quelques natures mortes, tel un rappel des objets du « Musée du silence », mais aussi des fragments de corps. On observe sur plusieurs oeuvres des mains opérant diverses actions. Ces dernières nous suggèrent finalement de nous saisir par l’oeil et la pensée de ce que l’on voit. 

Oscar Lefebvre, Lustre 2, 2020. © Oscar Lefebvre / Courtesy Dilecta. Photo : Nicolas Brasseur.

Souvent hors du spectaculaire, les oeuvres ici rassemblées éclairent ce qui persiste à la marge et qui pourtant constitue aussi notre monde. Décontextualisées, les scènes dépeintes recèlent une part d’indicible, un manque qui fascine et permet l’émergence de multiples interprétations. À l’ image des artefacts collectionnés dans le musée imaginé par Yôko Ogawa, les peintures exposées invitent à traverser les silences : celui de la banalité parfois étrange des objets et des images représentées, comme celui propre au médium pictural. 

1. Yôko Ogawa, Le Musée du silence, trad. Rose-Marie Makino-Fayolle, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2005, p. 127.

2. Etel Adnan, Saisons, trad. Martin Richet, Paris, Manuella Éditions, 2016, p. 24.

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