Intitulée « Ma maison me regarde et ne me connaît plus », la première exposition de Valérie Sonnier à la galerie Dilecta se compose d’une trentaine d’œuvres – dessins, peintures, photos, films super 8 – combinant intérieurs et extérieurs, créées entre 2006 et 2022. Du plan fixe, proposé comme le cadre d’un synopsis, à l’image en mouvement, les séries exposées – « Rue Boileau », « Raray », « Badeschloss », « Montrésor », « Hauteville House » – sont autant de vanités qu’elle incarne dans des objets mais aussi dans des espaces luxueux et surannés qu’elle peuple de spectres.

Le titre, référence directe à La Tristesse d’Olympio, longue lamentation de Victor Hugo dans laquelle son double poétique constate le passage du temps et les effets sur son corps et son esprit, est évocateur d’un univers marqué par les memento mori. Le flux temporel et la perte sont au cœur de la démarche de Valérie Sonnier, chaque œuvre formant un pont imaginaire entre un passé en mémoire et un futur prévisible – un thème qu’elle déploie plus spécifiquement dans des lieux laissés à l’abandon. Villas, hôtels, châteaux aux décors élégants mais désuets et dont la gloire passée est toujours suggérée par leur architecture – de la facture néo-renaissance du colossal hôtel de Badeschloss, ancienne villégiature des élites, au style colonial de la maison familiale rue Boileau – sont redécouverts a posteriori par l’artiste. Soit spontanément – comme c’est le cas pour la maison de sa grand-mère –, soit sur l’invitation de commissaires d’exposition et après une première visite souvent initiatique, elle retourne à plusieurs reprises dans ces lieux qui la fascinent pour les réinvestir.

Valérie Sonnier, Badeschloss, dessin n°10, 2021 © Valérie Sonnier / Courtesy Dilecta.

S’éloignant de la simple méditation sur la condition humaine, Valérie Sonnier fait ainsi évoluer subtilement le topos de la vanité dans un monde extra-ordinaire et inquiétant où, au-delà des objets inanimés, ce sont des décors tout entiers qui semblent dotés d’un souffle – les charpentes s’embrasent, les portent grincent, la végétation grouille dans des jardins où la nature a repris ses droits. Plutôt que des espaces vides et délaissés, l’artiste propose autant de « lieux habités » – clin d’œil au projet « Habiter le lieu » auquel l’artiste a participé au château Montrésor en 2021 – emplis d’artefacts marqués par le passage du temps et portant les souvenirs d’une histoire. Miroirs, lustres, cheminées dont les attributs en tant qu’objets ne sont plus exploités, se trouvent détournés de leur fonction initiale pour devenir pleinement sujets et même être personnifiés, dans une ambiance proche de celle des contes – comme dans la série de photos de Hauteville House (2022).  

Visions fantastiques et assumées comme telles, les images de Valérie Sonnier sont alors autant de « fantasmagories » – par ailleurs titre de l’une de ses séries, composée de tirages sur transparents présentés dans des cadres anciens (2021) –, semblant associer son travail à la sphère du spirituel, voire de l’ésotérique. Artiste-médium, elle invoque dans ses œuvres des êtres surnaturels, des fantômes qu’elle rend visibles par instants, au détour d’une cage d’escalier ou dans l’entrebâillement d’une porte. Dans ses films, lueurs et halos fugitifs, qu’elle obtient paradoxalement en saisissant le mouvement aléatoire et furtif d’un être en chair et en os – son compagnon, recouvert d’un linge blanc –, apparaissent et disparaissent au fil des plans, nous invitant à une lente déambulation, à un voyage étrange semant le doute sur ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Ces « apparitions », certaines familières – lorsqu’elle reprend les films de sa grand-mère la représentant avec ses frères –, d’autres de personnages illustres, font figures de passeurs, de gardiens d’une mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective. Aussi l’artiste revendique-t-elle par exemple dans le dessin Raray (2015), aux allures de gravure, une figure cinématographique tutélaire, en prenant pour sujet les haies cynégétiques d’un château dont l’onirisme a permis à Cocteau d’y filmer, dans les années 40, La Belle et la Bête.

Valérie Sonnier, Hauteville House, le fantôme du palier, 2022 © Valérie Sonnier/ Courtesy Dilecta.

« Tout dit dans l’infini quelque chose à quelqu’un » propose-t-elle comme titre de son exposition à la maison Victor Hugo (2022) ; vers encore une fois extrait des Contemplations. Car son œuvre, théâtre de tensions internes, se conçoit aux confins de la fiction et de la réalité, dans un lieu poétique où le documentaire et l’imaginaire mais aussi l’intime et le collectif se rencontrent. La figure du fantôme incarne en ce sens toute l’ambigüité inhérente à son travail et lui permet d’estomper les frontières entre matériel et immatériel, entre présence et absence, mais aussi entre les différents médiums pour mieux interroger leur nature. Ses films par exemple, construits à partir de vidéos amateurs qu’elle fusionne avec ses propres séquences et dont le grain suggère une forme d’atemporalité (Le Jardin I, l’été ; Place des Vosges, Hauteville House), prennent souvent le parti pris de la nostalgie tandis que ses peintures, pourtant produites d’après des images extraites de ces mêmes films, éclatent en couleurs crues, presque trop intenses, rappelant les tonalités criardes et retouchées de la publicité (Le Jardin d’Hauteville House, 2022).

Valérie Sonnier, Le Jardin d’Hauteville House, 2022 © Valérie Sonnier / Courtesy Dilecta.

Comme des réminiscences d’autres usages mais aussi d’autres échelles, les fins filets rouges de ses dessins, présents sur leurs supports – pages d’anciens cahiers d’écoliers ou de vieux livres de comptes – se superposent à ses propres lignes architecturales et aux denses tracés de feuillages et de branches, rapprochant sa pratique graphique de la cartographie. De médium en médium, chaque série se déploie ainsi en variations d’un même motif, constituant comme une multitude de souvenirs morcelés ou de fragments d’un tout éclaté. Ces récits en pointillés proposent alors autant de cadres a priori dans lesquels l’artiste nous incite à reconstituer, par un cheminement mental, une histoire mais aussi à projeter nos propres souvenirs. Interrogeant par ce biais la notion de mémoire à l’œuvre dans les images, Valérie Sonnier propose d’appréhender ces lieux-fantômes non plus uniquement pour leur contexte ou leur aspect esthétique, mais de les considérer comme les traces d’un moment, d’un éphémère que la démarche artistique cristallise. Dans toute son œuvre persiste donc cette volonté d’exprimer, dans un entre-deux convoquant toujours la perception autant que l’imaginaire, la « survivance » non pas de l’image mais par l’image, pour fixer le passager et participer à sa transmission.


Chris Marie Tyan
 

Informations pratiques :
 « Ma maison me regarde et ne me connaît pas »
du 17 mars au 22 avril 2023