Jean Gfeller, DOOM Eternal, 2022 (gauche), Jean Gfeller, Sans titre, 2022 (droite) © Jean Gfeller / Courtesy Dilecta.

« La fin est dans le commencement et cependant on continue » 

Samuel Beckett1

Des intérieurs constitués de quelques meubles – une chaise, un lit, une table, un néon, des persiennes. Réduits à l’essentiel, les décors de Jean Gfeller se déploient comme des archétypes d’endroits familiers, d’habitations, de chambres, voire de salles d’attente. Ambivalents, ils façonnent un petit théâtre labyrinthique où portes et fenêtres n’offrent nulle échappatoire. Ce ne sont plus que des pans de couleurs qui cernent, encadrent, structurent, cloisonnent l’espace et les figures qui restent à demeure. Lorsque des lignes de fuite se dessinent, elles conduisent bien souvent vers des points aveugles, des coins de murs qui interrompent toute possibilité de traversée. Lorsqu’un paysage s’ouvre, ce n’est qu’un leurre, une image plate nous faisant front. Les scènes oscillant entre intérieur et extérieur se déroulent ainsi à huis clos, piégées dans les tableaux qui les exposent. Des corps s’y révèlent, immobiles ou immobilisés dans leur action, figés dans des situations irrésolues. Ils cristallisent un instant de tension, un moment de latence et son revers angoissant. Habitant ces lieux dépouillés dont on ne sait s’ils sont les vestiges d’un monde en décrépitude ou l’amorce d’un autre en émergence, ces personnages surgissent tels des paradoxes, empêtrés dans des zones liminaires. S’ils semblent déclencher une narration, ils n’en activent en rien le phrasé, cloîtrés dans leur mutisme.

Les nouvelles peintures de Jean Gfeller, réunies au sein de sa première exposition personnelle « A neck brace, a weird guy and a landscape poster », à la galerie Dilecta, se colorent d’une ambiance fin de partie – écho à la pièce éponyme de Samuel Beckett. Dans l’incipit de cette dernière, les protagonistes se retrouvent emmurés dans un espace clos où seules subsistent, en hauteur, deux fenêtres uniquement accessibles par une échelle. Si l’extérieur existe, il demeure inatteignable physiquement, réduit à deux images lointaines comme deux variables d’un même monde en crise, deux issues pour une fin non déterminée. Ce théâtre de l’absurde conviant à réfléchir aux turbulences planétaires, sans être une référence pour le peintre, ricoche sur ses mises en scène. Les figures qu’il brosse, solitaires ou en groupe, anonymes ou de l’ordre de possibles alter ego, s’offrent dans leur indécision. C’est un répertoire de personnages, ou peut-être un seul personnage aux multiples visages, désignant une commune humanité en déréliction que l’artiste s’amuse à tourner en dérision. Enfermés, malmenés, ils apparaissent parfois gauches, l’air bizarre, parfois engourdis par l’ennui. Rarement, ils nous font face, et lorsque c’est le cas, costard et minerve marquent le poids des obligations. L’espace rudimentaire qui les isole offre la possibilité de « casser la narration, empêcher l’illustration, libérer la Figure : [pour] s’en tenir au fait », comme l’analyse Gilles Deleuze2 à propos de l’œuvre de Francis Bacon. Il s’agit d’y comprendre une peinture qui laisse le récit à l’état de bruissements extérieurs car son langage n’est pas celui des mots, mais celui de la couleur.

Jean Gfeller, Sans titre, 2022 (gauche), Jean Gfeller, Dans l'herbe, 2022 (droite) © Jean Gfeller / Courtesy Dilecta.

Virginia Woolf, dans un dialogue fictif entre des convives autour de la visite d’une exposition de Walter Sickert, finit par poser une question essentielle : 
« Qu’est-ce qu’une image quand elle s’est débarrassée du compagnonnage du langage ? ». Tout en affirmant qu’il est « difficile de regarder ses peintures sans penser à une intrigue », l’autrice entend que celles-ci plongent dans « le domaine du silence »3 . Francis Bacon explore à son tour cette voie, se refusant à envisager les figures tourmentées qu’il dépeint comme narratives. Si elles peuvent informer de la vie de l’artiste, elles échappent à toute interprétation univoque. Leur solitude, leur cloisonnement dans des aplats colorés ou des cages, leur écoulement à travers des siphons, par exemple, désignent le lieu qui les incarne et qui les assigne à résidence : la peinture. L’œuvre du maître irlandais accompagne de façon durable Jean Gfeller qui conserve à portée de main une de ses monographies dans son atelier, dont il se sert parfois de palette ou qu’il feuillette afin d’y retenir un détail de composition ou un accord chromatique particulier. Au registre des références on retrouve aussi les expressionnistes allemands retenus pour l’utilisation libre des couleurs et l’emploi singulier de la gravure sur bois, ou encore l’œuvre d’Edward Hopper dans son approche de la lumière. Ces ancrages, parmi d’autres, nourrissent en creux ses toiles qui ne cherchent néanmoins ni l’hommage ni la citation. Il s’agit plutôt d’ouvrir de nouvelles possibilités formelles et d’expérimenter. Il aborde ainsi la peinture de manière intuitive, posant d’abord de grandes masses colorées qui, par un jeu de superposition de couches, entre opacité et transparence, éclairent par le fond les scènes qu’elles soutiennent. À travers ces recouvrements, l’artiste assume et s’amuse de l’accident et du repentir, donnant lieu à des ombres ou à des doubles fantômes qui confirment le caractère indéfini et étrange de la représentation. Sa palette alternant les tonalités douces et stridentes, chaudes et froides, renforce la tension qui s’y fait jour tout en valorisant son caractère artificiel, illusoire. Ces couleurs mettent en déroute nos certitudes et accentuent l’ambiguïté des situations exposées ; aussi ambivalentes que sont changeantes les facettes du territoire dans lequel Jean Gfeller a passé son enfance et à partir duquel il puise en partie son inspiration.  

Il ausculte ainsi Founex, un village non loin de Genève en Suisse – ancienne terre agricole, nichée entre lacs et montagnes, transformée en quelques décennies en lieu de résidence cossu – aux allures de carte postale idyllique, mais dont le vernis polissé se craquèle pour révéler une autre réalité marquée de faits divers sordides liés à des personnes marginales ou déséquilibrées. Ce visage plus souterrain, presque brumeux, plane dans la mémoire du peintre, comme dans certaines de ses œuvres. Il nourrit également un catalogue visuel constitué de sources hétéroclites trouvées sur Internet, notamment sur des forums, ou tirées de films. Ces clichés préexistants et les histoires qu’ils contiennent sont un terreau fertilisant des associations incongrues inspirant les compositions transposées sur les toiles. Dans cette opération, mêlant appropriation, détournement, feuilletage et traduction du langage des pixels en celui de la matière picturale, l’image est indéniablement mise en cause, voire en crise. Les paysages mis en abyme dans certains tableaux, dont on ne sait s’il s’agit de peintures, d’affiches ou de fenêtres, pointent le caractère illusionniste de la représentation. Les peintures de Jean Gfeller, nourries des flux médiatiques qui nous assaillent quotidiennement, marquent des temps d’arrêt ouvrant une réflexion sur notre rapport au monde des images. Résolument mutiques, parfois teintées d’ironie et à certains endroits cathartiques, elles invitent à plonger consciemment dans des micro-fictions afin d’en déployer les imaginaires.

Jean Gfeller, Sans titre, 2022 (gauche), Jean Gfeller, Sans titre, 2022 (droite) © Jean Gfeller/ Courtesy Dilecta.

1.Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 91.

2. Gilles Deleuze, Francis Bacon : logique de la sensation [1981], Paris, Seuil, 2002, p. 12.

3. Citations extraites de Virginia Woolf, Walter Sickert: A Conversation, Londres, The Hogarth Press, 1934, p. 26.

Découvrir les œuvres

Informations pratiques:
Jean Gfeller « A neck brace, a weird guy and a landscape poster » 
du 25 novembre 2022 au 7 janvier 2023 
Première exposition personnelle organisée avec le soutien au galeries / exposition du Cnap Centre national des arts plastiques