Eric Poitevin, Sans titre (Sous-bois), 1995 © Eric Poitevin

Des images de forêts prises dans les sites où se déroulèrent les batailles les plus meurtrières de la première guerre mondiale aux animaux morts ou vivants, aux arbres, aux plantes sèches jusqu’aux boîtes d’un entomologiste, la nature est omniprésente dans le travail photographique d’Eric Poitevin. Si l’on ajoute que l’artiste a également réalisé au fil du temps des portraits et des nus, on constatera que sa démarche recouvre quelques-uns des genres de l’art classique, Poitevin ayant réinvesti en l’occurrence l’histoire de la photographie. Ses images sont frontales, rejetant toute anecdote. Le sujet, lorsqu’il n’occupe pas la totalité du cadre, est généralement sur un fond blanc immaculé, et cette neutralité le situant hors du temps lui donne une puissance graphique, qu’ils s’agissent d’oiseaux morts suspendus à l’envers ou de plantes longilignes traversant verticalement l’image.  Ainsi des angéliques exposées à Trianon en 2019 : « fragiles comme toutes les plantes mais charpentées, grandes parfois, résistantes, très présentes dans le paysage bien après la floraison, presque monochromes juste avant de s’effondrer définitivement ». Fortes d’une composition rigoureuse et d’une lumière étale, ces images apparemment simples dénotent une profonde gravité. 

Alfred Pacquement 

Eric Poitevin, Sans titre (Tête de cerf), 2005 © Eric Poitevin

Questions à Eric Poitevin

Vos œuvres sont caractérisées, en particulier depuis vos séries de 1985, par une approche anti-spectaculaire des sujets qui vous permet de revisiter, réinterpréter les grands genres de la peinture classique. Quels sont les éléments qui participent, selon vous, à cette approche dans vos différentes séries? 

La peinture « classique » et les genres qui la constituent ne sont pas aussi directement ma cible. Il s’agit plutôt de produire des images, en l’occurrence des photographies, qui dialoguent avec les images qui précédent cette invention mais pas seulement. Les expositions d’art contemporain proposent très souvent elles aussi des objets, des images qui traitent du paysage, du portrait, de la nudité…C’est  pour moi un peu comme un jeu de carte que nous nous devons de mélanger régulièrement selon les contextes, les époques. Mais tous ces sujets ne sont finalement peut-être que des prétextes ! Toutes les conversations ont toujours un point de départ, non ?

Vous avez parlé, à propos de votre série sur les vétérans de 1985, du rôle de la photographie comme « aide mémoire » face à des sujets aussi sérieux que celui de la guerre. Pensez-vous que cette notion soit applicable à l’ensemble de vos séries lorsqu'elles interrogent le concept, au sens large, de la « nature morte » que vous semblez appliquer, ici, autant à la nature qu’au corps ? 

Les questions, l’environnement changent tout de même au fil du temps surtout lorsque vous faites des images depuis près de quatre décennies. L’origine de mon intérêt pour la photographie venait de photographes comme Cartier-Bresson, Eugène Smith, le reportage en général et les images dites d’agences. La photographie était considérée jusqu’aux années 1980 plutôt comme un document. Il n’y avait pas de raison, compte tenu de mes origines sociales, très éloignées des préoccupations d’artistes, que je vois les choses autrement. C’est d’ailleurs une très belle fonction, toujours valide bien sûr. Cette série d’hommes qui avaient participé à la guerre terrible de 14-18 vient de l’idée ou plutôt l’observation simple, que nous avions une masse énorme de lettres, de témoignages mais finalement peu de visages. « Ces yeux ont vu » pour reprendre l’une des idées de Barthes et sa chambre claire. Livre qui avait beaucoup marqué les esprits à l’époque. Ajouter à cela des prises de vues à la chambre et en studio, assurant une qualité technique qui n’était plus utilisée mais qui revenait dans l’air du temps de mes vingt ans.

Eric Poitevin, Sans titre (Fleur, Liondent) et Sans titre (Fleur, Scableuse), 2017 © Eric Poitevin

Vos œuvres semblent figurer des éléments « figés », une impression renforcée par la composition que vous appliquez dans la plupart des séries -le fond blanc immaculé par exemple ou la mise en scène des sujets. Pensez-vous qu’on puisse dire qu’elles cristallisent des moments de latence, de tension entre deux états, entre fragilité et résistance, entre scène d’intimité et monumentalité ?

Les réponses sont dans votre question. Oui, il s’agit d’essayer d’ « attraper » un peu tout ça. L’immobilité (apparente) exerce chez moi une véritable attraction fort compatible avec la photographie. Le vivant ne s’exprime pas il me semble qu’en gigotant en tous sens ! Peut-être même que j’essaie de tout ralentir afin d’instaurer une relation aux détails, à tous les détails…et pas seulement en photographie ! Regarder, savourer, essayer de comprendre prend du temps.

Qu’est-ce que des « tirages contact » ?

Le tirage contact est une sorte « d’objet » complétement ancré dans l’histoire de la photographie argentique. Il s’agit de prendre un négatif, c’est drôle de penser que, aujourd’hui, les jeunes générations ne savent pas forcément ou pas du tout ce qu’est un négatif, de le poser directement sur une feuille de papier photosensible, d’exposer l’ensemble sous la lumière électrique, ou le soleil comme au XIXe siècle, de développer ce papier dans une succession de bains ( révélateur puis fixateur) et vous obtenez la première image positive donc lisible, déchiffrable de ce qui a été imaginé à la prise de vue. Les exemples de contacts célèbres ne manquent pas dans l’histoire de la photographie : Kertész, William Klein…

Quelle différence avec vos tirages habituels ? En quoi cet état particulier de l’image retient-il votre intérêt ?

Cette matière/image est déjà une image et je pourrais en rester là mais, jusqu’à présent, ces petits tirages (qui ont forcément le format des plans-films. Les miens font 20 × 25 cm) restaient à l’atelier et me servaient à imaginer, à projeter, les formats de tirages d’expositions. De véritables épreuves de travail, originelles et « primitives ». Cette matière première concentre beaucoup d’informations de l’ordre de l’intime et réserve souvent des surprises. Aujourd’hui encore, ouvrir l’enveloppe qui contient ces images lorsque je vais les chercher au laboratoire de développement reste toujours un événement. D’ailleurs, j’aime être seul à ce moment-là !

Propos recueillis par Chris Marie Tyan