L’exposition Letters from Utopia met en regard le travail de Marie Passa, photographe qui revendique l’action du temps dans sa création, et David Kowalski, peintre à la recherche d’intemporalité dont les images troublent par leur aspect photographique. Tous deux travaillent en nuances de gris et figurent des intérieurs vides non dénués d’une forme de présence. Ils créent des images mystérieuses et inquiétantes teintées de mélancolie. Si Marie Passa s’intéresse à des utopies réalisées, passées et abandonnées par l’homme, l’utopie de David Kowalski suggère un futur proche où la nature reprend ses droits.

Entretien croisé entre Marie Passa et David Kowalski

© Marie Passa. Courtesy Marie Passa et Dilecta

 
Comment présenteriez-vous chacun votre travail?

Marie Passa. Mon travail est une sorte d'ontologie sur la perception de l'image. La capture en elle-même ne m'intéresse pas plus que ça – c'est en cela que je suis à l'opposé de la straight photography. Je retravaille l'image pour donner à voir et à ressentir des sensations particulières. Je photographie d’ailleurs un peu au hasard, et c'est au fur et à mesure que les choses se constituent et que la série prend forme. Je prends énormément de temps pour faire les choses, comme un peintre.

David Kowalski. Mes peintures sont grises, douces et calmes, à la recherche de l’essentiel. Le processus de création se définit comme une succession de séances méditatives qui se traduisent par des couches de peinture se superposant les unes sur les autres. Je retire de la matière en effaçant, estompant, ponçant, autant que j'en ajoute en appliquant la peinture sur la toile. Je suis attiré par le mystère, l'inconnu et le caractère éphémère des choses. Je m'intéresse à l'esprit, à la conscience, à la cosmologie et à la science en général. Je ne sais pas si cela se voit mais c'est ce qui nourrit ma pratique picturale.
 
Marie, pourriez-vous revenir sur la genèse de ce projet, « Letters from Utopia », qui est le point de départ de l'exposition ?
M. P. J'ai commencé cette série en 2015 au Brésil, dans cette « terre d'utopies » pour reprendre l'expression de Blaise Cendrars – il parle « [d']Utopialand, un pays qui n’appartient à personne ». J'y suis allée pour photographier les grandes utopies architecturales, parmi lesquelles Brasília. 
Même si je suis architecte, je ne fais pas de la photographie d'architecture comme Lucien Hervé a pu le faire avec les bâtiments de Le Corbusier. Je photographie des suggestions de présence, des traces, comme si les gens venaient de quitter la pièce. Dans « Letters from Utopia », il y a une mise à distance de l'image qui est vue à travers une vitre noire. De ces images grises, plates et frontales se dégage une sorte de nostalgie qui accentue l'impression de l'absence. Les images de ces espaces vides sont finalement assez déshumanisées. Tout est désert.

Chez vous aussi David, on retrouve la même sensation de nostalgie. Qu’en pensez-vous?
D. K. La nostalgie, dans le sens d’un regret du passé, est une approche que je n'aime vraiment pas du tout. L'intemporalité en revanche, oui, mais je la pense différemment. J'envisage paradoxalement surtout l'avenir, ou plutôt adopte le point de vue de quelqu'un qui se trouve dans un avenir très lointain et qui regarde en arrière, à un moment qui appartient toujours à notre futur. Peut-être une nostalgie de l'avenir, si cela fait sens ?

© David Kowalski. Courtesy Dilecta, photo : Nicolas Brasseur

 
M. P. Je trouve que les peintures de David entrent en résonance avec mes photographies car nous évoquons un peu la même chose : la présence d'absence. Dans ses images, il n’y a souvent qu’une fenêtre ou une porte par exemple, mais pourtant, on ne peut pas dire qu'il ne se passe rien. Il s'agit d'une peinture de solitude et de mélancolie qui évoque beaucoup d'émotions similaires à ce qu'il peut y avoir dans la série « Letters from Utopia ». L'écho est là, dans la perception de ces images et dans la manière dont la perception est induite. 
Je ressens plus de fragilité dans ses peintures que dans mes photos, comme si les choses n'existaient pas dans le temps. Pour moi, elles parlent de l'éphémère et de la disparition des choses. Ma série « Letters » est plus ancrée que la sienne qui me paraît plus mélancolique, à cause du flou et des petits formats.
 
En effet David, vous peignez sur des petits formats. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
D. K. Quand j'étais enfant, j'écrivais si petit que mon professeur avait besoin d'une loupe. C'est comme ça que je travaille. Je peux aussi me permettre plus facilement d'aborder de grandes pensées à cette échelle plutôt insignifiante. Et je pense que cela peut créer une relation très intime entre le spectateur et l'œuvre, idéalement parlant. Les tableaux s’offrent au spectateur s’il le souhaite, s’il interagit avec, mais sans jamais y être forcé – il y a trop de choses dans nos vies qui le font déjà.
 
David, quel lien faites-vous entre vos peintures et l’ambiance des photographies de Marie Passa?
D. K. Je suis touché par la contemplation tranquille de la forme et les compositions minimalistes d'espaces architecturaux souvent grandioses. Le vide et la représentation de traces de vie sensibles sont parfois vraiment obsédants et d'une profonde intrigue narrative. L'utilisation d'un faible contraste et d'une gamme tonale réduite m'inspirent également sur le plan technique. Il y a certainement un langage que nous partageons. Je me sens honoré d'exposer à ses côtés.

© Marie Passa. Courtesy Marie Passa et Dilecta


Quel versant de l’utopie traitez-vous respectivement ?
D. K. Imaginez un monde dans lequel nous abandonnerions de grands espaces qui se développeraient sans l'intervention de l'homme et de belles villes vertes de haute technologie pour nous ! Nous – au même titre que la technologie dont nous sommes à l’origine – faisons partie intégrante de la nature qui mérite en retour tout notre soin. Le désespoir et le chagrin que beaucoup de gens, moi compris, ressentent aujourd'hui proviennent du conflit entre notre capacité à imaginer un monde meilleur et le fait que ce nouveau monde paraisse inaccessible. La dystopie et l'utopie vont de pair.

M. P. Ce qui m'intéresse est l'utopie comme hétérotopie, c'est-à-dire comme espace, lieu dans lequel notre imagination va se projeter. Est-ce qu'une des interprétations de ma série est que l'utopie ne fonctionne pas ? Probablement, car on se trouve face à des espaces vides. L'utopie ne fonctionne que sur le papier, comme l'a décrit Thomas More. Par nature, elle ne peut être réalisée et dès qu'elle est transformée, elle devient soit dictatoriale comme en Corée du Nord par exemple, soit une horreur qui broie les individus comme Brasília – la seule chose qui rende « humaine » cette ville sont les arbres qui ont poussé et qui l'ont transformée en jungle.

© David Kowalski. Courtesy Dilecta, photo : Nicolas Brasseur

 
Si Marie propose des concrétisations de l'utopie dans des espaces, vous, David, construisez-vous des lieux imaginaires ?
D. K. L’image imaginaire, celle perçue par l'œil de mon esprit, est le début et la fin. Je veux représenter son imprécision, son potentiel. Cependant, j’essaie d’éviter d’être trop précis, c’est plus l’idée d’un lieu qu’un lieu réel. Et je pense que la peinture a la capacité de montrer plus qu’un moment, plutôt une accumulation de ces instants. Les espaces dans lesquels nous vivons nous apparaissent moins réels lorsque nous les regardons à travers une échelle de temps différente.

Est-ce qu’il y a une dimension autobiographique dans vos œuvres?
M. P. Ce que l'on retrouve dans mes photographies et dans mes textes suit deux narrations différentes car les textes n'illustrent pas les images. Les deux suivent des fils narratifs qui n'ont strictement rien à voir l'un avec l'autre mais il y a bien une dimension autobiographique qui ne cherche pas à être explicite. Il y a mon histoire, mon regard, ma perception d'un espace. Tout tourne finalement autour d'un certain regard sur l'architecture et sur l'histoire de l'architecture. Tout cela est très subjectif.

D. K. J’ai passé beaucoup de temps seul dans les forêts aux alentours de l’endroit où j’ai grandi. Beaucoup d’idées et d’images viennent encore de là. Et je pense que je traite de la perte dans mes peintures, de certains aspects sombres de la vie, mais pas vraiment avec des références autobiographiques spécifiques, non. J’aime peindre tout particulièrement parce que cela me permet de me mettre au second plan. 
Ensuite, j'aime me donner un cadre narratif qui m'aide à concevoir des œuvres. Comme dans cette série, un scénario futuriste dans lequel la nature a pris possession des maisons et où les intérieurs sont vides. Bien sûr, cela pourrait être interprété comme un récit politique, une mise en garde contre la catastrophe climatique, mais ce n'est qu'une entrée, un point de départ. Je ne raconte certainement pas une histoire déterminée et je n'apporte aucune réponse mais j'essaie de partager un sentiment d'émerveillement.

Propos recueillis par Stéphanie Pioda, historienne de l'art
 

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Informations pratiques:
 « Letters from Utopia » 
duo show de David Kowalski et Marie Passa 
 3 février au 4 mars 2023