Nicolas Dhervillers-Transfer n°10 (Origné), 2015-2019

Votre travail traduit un amour des images, qu’elles soient issues de la peinture, de la photographie ou du cinéma. Quelles ont été vos rencontres artistiques décisives, celles qui vous ont donné, à votre tour, l’envie de réaliser des images ?

Mes œuvres articulent les langages du cinéma, de la photographie et de la peinture à une question qui les concernent tous, celle de la lumière et de ses effets atmosphériques. Si le cinéma et la photographie ont été très présents dans mes années d’études et de de formation à l’image, c’est la peinture que je regarde aujourd’hui avec le plus d’intérêt.

Quels sont les peintres qui comptent le plus pour vous ?

Gerhard Richter m’intéresse beaucoup pour sa manière de développer une technique transversale en employant plusieurs médiums, il se renouvelle sans jamais quitter son sujet qui est l’image. Chez le peintre Marc Desgrandchamps, je retiens son bleu si particulier et les effets de transparence de ses tableaux. Je regarde aussi avec beaucoup d’intérêt les tableaux de Julien des Monstiers, son travail de matière et de couches. En photographie, Jeff Wall et Gustave Le Gray sont les deux « faiseurs » d’images les plus importants à mes yeux.

Le titre de votre dernière série, « Crossfade », que l’on traduit par « fondu enchaîné » est néanmoins directement issu du vocabulaire technique du cinéma…

Cette technique d’enchaînement, où une image va se fondre dans une autre, est celle utilisée pour « Crossfade ». Chaque œuvre est issue de la fusion entre une composition abstraite que je réalise au pastel et le fragment d’un tableau que je retravaille numériquement. Il y a maintenant six ans que je travaille sur les effets de sfumato au pastel, avec les mains et les doigts. Ce modelé pictural vaporeux est également proche d’une texture photographique, tous les sens sont troublés. « Crossfade » procède vraiment d’une rencontre entre peinture et photographie. Mes compositions s’appuient à la fois sur une étude des recherches sur la lumière entreprises par deux courants picturaux américains du milieu du xixe siècle, la Hudson River School et le luminisme, et sur les qualités documentaires de photographies réalisées à la même époque et dans les mêmes zones géographiques, ce qui donne une unité et une trame narrative à la série.

En quoi consiste cette trame narrative ?

Nicolas Dhervillers - Crossfade, 2021

« Crossfade » se concentre sur l’histoire de l’Ouest américain au milieu du xixe siècle. À l’époque, les peintres de la Hudson River School et du luminisme voient apparaître un nouvel appareil de réalisation d’images, la photographie. On assiste d’un côté à l’essor de l’industrie, à la mécanisation de nombreuses activités, à la construction des premières voies ferrées, et de l’autre à une conscience de la nécessité de préserver certains espaces de ce culte du progrès. Des photographes comme Carleton Watkins, William Henry Jackson ou encore Timothy O’Sullivan sont partis en expédition scientifique pour le gouvernement américain, accompagnés de géologues. Ils ont rapporté des photographies d’une nature somptueuse et sauvage comme on ne l’avait jamais vue auparavant. Leurs travaux ont contribué à la création des premiers parcs naturels. Cet aspect de « première fois », de défrichage du terrain me fascine. Aujourd’hui, le monde semble avoir été perdu tellement il a été vu, façonné par l’image.

L’approche contemplative qui est la vôtre semble vouloir résister à la vitesse de circulation des images et à leur dématérialisation…

C’est un aspect essentiel de ma démarche qui s’apparente aussi à un processus de mémoire. Chaque projet donne lieu à des recherches iconographiques approfondies réalisées sur Internet. Pour « Crossfade », j’ai exploré les archives en ligne des musées américains, j’en ai extrait des photographies qui résonnaient avec ma sensibilité et prélevé des morceaux pour les interpréter. Une image trouvée est une porte d’entrée dans l’histoire d’une personnalité et d’un contexte historique que je vais aller reconstruire, c’est une façon de faire revivre le passé. Il est très important pour moi de retrouver la dimension narrative et émotionnelle de ces histoires passées. L’aventure est aussi technique, j’aime l’idée qu’à partir d’une image fixée sur une plaque au collodion on en vienne à produire un scan en très haute définition puis à l’imprimer en employant une technique parmi les plus innovantes actuellement, l’impression UV. C’est un vrai voyage dans le temps !

La série « Crossfade » poursuit une recherche que vous avez initiée avec « Remake », qui traduisait aussi un voyage dans la matérialité de l’image. Vous y préleviez des morceaux de ciels pour en reproduire manuellement, au pastel, les textures et nuances chromatiques…

Nicolas Dhervillers-Remake n°1 (d'après Turner), 2015

Je poursuis en effet ce voyage à travers l’image, puisqu’il s’agit pour moi de rendre hommage à l’aventure photographique et picturale qui a accompagné l’histoire de l’Ouest américain. Les fonds réalisés au pastel sont conçus depuis des éléments chromatiques numériquement analysés dans les « lointains » des tableaux de la Hudson River School ou du luminisme. Depuis ces informations, avec l’aide d’un pantone de couleurs, selon un procédé mis en place avec « Remake », je détermine une dominante chromatique pour mes compositions au pastel. Ensuite, je vais chercher à construire une image depuis des archives photographiques de la même époque qui pourrait appartenir à cette lumière. Ces deux moments ne sont pas nécessairement pensés l’un par rapport à l’autre, mais comme deux strates indépendantes que je vais faire se rencontrer, d’une part une qualité atmosphérique empruntée à la peinture, de l’autre une qualité documentaire empruntée à la photographie.

Comment avez-vous procédé pour sélectionner les photographies que vous retravaillez ensuite ?

Ma sélection suit à la fois des considérations techniques, esthétiques, poétiques. Elle s’opère en fonction de ce que je vais me sentir capable de traduire d’une image, c’est assez intuitif et très intime également. Travailler sur la mémoire des images me semble presque être une façon d’habiter l’œuvre et son créateur, c’est comme être traversé par quelqu’un d’autre. Il ne s’agit pas d’un emprunt, au sens formel ou postmoderne, mais bien plutôt d’une rencontre d’intimités, c’est ainsi que je le ressens. Techniquement, mon processus reste très expérimental. Progressivement, il s’agit de parvenir à un point d’étape où toutes les strates de matière vont pouvoir cohabiter pour faire apparaître une image latente. C’est assez proche d’un travail de retouche sauf qu’il n’y a pas de retour possible, parfois la composition échoue car je me trouve avec une image trop dense, très éloignée de celle que je cherchais à faire advenir.

Les peintres et photographes américains de votre inspiration allaient chercher aux portes des villes une nature intouchée qui représentait pour eux une forme d’éden et comportait une valeur non seulement esthétique, mais religieuse et morale. Vous vous étiez déjà intéressé à la figure de l’Amish dans une série d’œuvres réalisée en 2017 intitulée « Detachment ». Est-ce l’idée d’approcher une forme d’intemporalité, où il n’y aurait plus trace d’histoire humaine, qui vous intéresse ?

« Crossfade » ouvre en effet un nouveau chapitre de cette question de l’échappée qui travaille toujours mes œuvres. Je ne suis pas dans une approche critique, mais dans une recherche de respiration qui me semble vraiment nécessaire. La question du sacré ne se pose plus dans la société, elle n’y trouve plus sa place, on peut se sentir assez seul lorsqu’on a des préoccupations d’ordre spirituel. Mes séries procèdent toujours par histoires et scénarios, avec une confrontation entre des paysages et des personnages dont la nature se précise par un travail de montage. L’ambiance de mes œuvres est souvent suspendue, indécise, située entre paradis et désert, onirisme et atmosphère fantomatique ou nostalgique. Je cherche à traduire un certain état par lequel me semblent passer beaucoup de mes contemporains, état d’indécision qui est aussi un passage vers un espace intérieur, peut-être une façon d’en reconsidérer la dimension et l’importance.

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